10 ans après la première plainte par le syndicat SUD PTT déposée auprès du parquet de Paris contre la société anonyme France Télécom, et contre trois de ses dirigeants (M. Didier LOMBARD, président et directeur général du groupe, M. Olivier BARBEROT, directeur des relations humaines, M. Louis-Pierre WENES, directeur exécutif délégué), intervient enfin le délibéré de la 31ième chambre du tribunal correctionnel de Paris avec comme enjeu la reconnaissance par le Tribunal du harcèlement institutionnel réclamé par les plaignants pour condamner à de la prison les dirigeants incriminés et à une peine d'amende la société.

Revenons sur les enseignements du jugement de plus de 340 pages (morceaux choisis) :

« ...c'est autant l'expression « une politique d'entreprise visant à déstabiliser les agents et à créer un climat anxiogène » que l'adverbe « notamment » qui ont soulevé de nombreux questionnements et suscité des analyses plurielles de la part des conseils des prévenus comme de ceux des parties civiles constituées au cours de l'instruction, ou des plaignants... »

Rappel de la définition légale en vigueur à l'époque des faits : Article 222-33-2 du Code pénal (définition introduite en 2002) :

Le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15000 euros d'amende.

Pour information, article en vigueur aujourd'hui : Article 222-33-2 (modifié par une loi n°2014-873 du 4 août 2014 – art. 40)

Le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende.

Le Tribunal rappelle que :

« Le code du travail pose effectivement le principe d'une obligation générale de sécurité que doit respecter l'employeur. Et, notamment, l'article L. 230-2 devenu L. 4121-2 du code du travail dispose : « l'employeur met en œuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux suivants […]:

7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels que définis aux articles L.1152-1 et L.1153-1, ainsi que ceux liés aux agissements sexistes définis par l'article L.1142-2-1; […]»

Le tribunal faisant l'exégèse des textes sur le harcèlement moral dans le Code pénal et le Code du travail, le replace dans le contexte d' « une politique d'entreprise,cœur du harcèlement moral institutionnel » en citant Jean de La Fontaine :

Dans la fable de Jean de La Fontaine « Les animaux malades de la peste » figure une phrase qui pourrait résumer la dimension collective du harcèlement moral : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », qui est aussi le titre d'un ouvrage que Marie PEZE a écrit en 2008 sur le sujet après avoir ouvert, en 1997 à Nanterre, la première consultation « Souffrance et travail ».

Car, loin de se réduire à un conflit individuel, le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l'organisation du travail et dans les formes de management.

L'incrimination de harcèlement moral permet de répondre à l'évolution angoissante des relations de travail : destruction des collectifs et des solidarités qui y étaient attachées, individualisme grandissant, affaissement des valeurs et triomphe du cynisme, essor de la précarité, nouvelles formes de management mobilisant le salarié corps et âme, autant d'expressions de la « banalisation du mal », formule dont M. DEJOURS [auditionné par le Tribunal] est l'auteur.

Les juges de la 31ième chambre correctionnelle rappellent :

« aux termes de l'article 222-33-2 du code pénal, l'élément matériel du délit de harcèlement moral se décompose selon les trois éléments suivants : des agissements répétés, entraînant, ou visant à entraîner, une dégradation des conditions de travail de la victime, cette dégradation devant être susceptible de lui porter préjudice » et précise l'interprétation qu'en a faite la jurisprudence

En conclusion, des éléments textuels et jurisprudentiels ci-dessus exposés, le tribunal tire trois enseignements :

l'incrimination du harcèlement moral au travail telle qu'en vigueur au moment des faits dont le tribunal est saisi permet, sans violer le principe d'interprétation stricte de la loi pénale, la répression du harcèlement moral au travail dit institutionnel, fondé sur une politique d'entreprise, visant par essence, une collectivité de personnels ;

la caractérisation d'un harcèlement moral dit institutionnel exige de démontrer que les agissements :

procèdent d'une politique d'entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie d'une collectivité d'agents et la mettent en œuvre ;

sont porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d'une dégradation (potentielle ou effective) des conditions de travail de cette collectivité;

outrepassent les limites du pouvoir de direction ;

la preuve de l'appartenance d'une victime dénommée à la collectivité visée par la politique d'entreprise harcelante ne s'impose que lorsqu'elle demande réparation des dommages causés par le harcèlement moral institutionnel. »

Et d'en déduire au regard des faits « le caractère institutionnel du harcèlement moral inhérent à la politique d'entreprise incriminée » :

Le tribunal en déduit que pour atteindre l'objectif de déflation des effectifs qu'elle s'était assigné entre 2006 et 2008 [22 000 départs et 10 000 mobilités internes] et pour prévenir le risque d'un nombre insuffisant de départs sincèrement volontaires, la société France Télécom a engagé des actions délibérées d'incitation aux départs qui passaient fatalement par une dégradation des conditions de travail.

… Ces 18 mois marquent un tournant dans la vie de l'entreprise : à l'appui de la nouvelle stratégie industrielle du plan NExT a surgi un objectif de déflation massive des effectifs. Il s'agit d'une politique de gestion des ressources humaines déterminée et menée au plus haut niveau de l'entreprise.

… Il est frappant de constater que le nombre de mobilités internes (2 587 pour 2007) est imposé par la direction centrale d'OPF, la DAT, alors qu'il devrait logiquement découler des ré-organisations ou restructurations décidées par le niveau local des directions territoriales. Cette inversion de la logique prouve la nature dirigiste de l'injonction nationale relative aux 10 000 mobilités internes : elle n'est pas au service de la transformation de l'entreprise, elle en devient la fin.

Si la fixation d'objectifs relève du pouvoir hiérarchique de l'employeur et qu'il est admis qu'elle puisse provoquer un certain stress ou une pression, pour autant, c'est à la condition que la mise en œuvre de ces objectifs, fixés raisonnablement, demeure respectueuse des conditions de travail.

Le volumineux dossier d'instruction et les dix semaines de débats ont donné un éclairage particulièrement précis sur la politique qui a été imaginée, décidée, organisée et appliquée par les organes dirigeants de la société France Télécom durant la période visée par la prévention dans le cadre de l'application du plan NExT et du programme ACT : une politique délibérément attentatoire aux droits et à la dignité des employés de France Télécom SA, ainsi qu'à leur santé physique ou mentale.

Il ressort des éléments exposés dans les quatre premiers chapitres que le plan NExT, dont la stratégie était d'assurer une « croissance rentable », reposait, notamment, sur une politique de déflation des effectifs concernant tous les employés de FT SA, fonctionnaires comme salariés de droit privé, au mépris de leurs statuts d'emploi.

Cette politique a eu pour objet, à partir d'octobre 2006, une dégradation des conditions de travail, les départs n'étant plus volontaires mais forcés, au travers de l'instrumentalisation de dispositifs managériaux subie et mise en œuvre par la hiérarchie intermédiaire.

Constitutive d'agissements répétés, qui outrepassaient les limites du pouvoir de direction de ses initiateurs, et aux répercussions nécessairement anxiogènes, cette instrumentalisation s'est concrétisée par :

- la pression donnée au contrôle des départs dans le suivi des effectifs à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique ;

- la modulation de la rémunération de cadres d'un certain niveau en faisant dépendre, pour partie, sa part variable de l'évolution à la baisse des effectifs de leurs unités ;

- le conditionnement des esprits des « managers » au succès de l'objectif de déflation lors de leurs formations.

Mis au service de la politique de déflation des effectifs massive et généralisée à l'œuvre depuis 2006, ces actes distincts intervenus concomitamment se sont poursuivis et répétés au cours des deux années suivantes : ils constituent autant d'agissements réitérés ayant eu pour objet une dégradation des conditions de travail en forçant les agents au départ ou à la mobilité au-delà d'un usage normal du pouvoir de direction.

Les managers de proximité ou territoriaux, comme les services des ressources humaines, ont, sous la pression de la politique de déflation des effectifs à marche forcée, intensifié des méthodes qui ont contribué à créer un climat délétère au sein de l'entreprise, l'intranquillité.

En conséquence, les faits de harcèlement moral sont parfaitement établis sur la période du 1er janvier 2007 au 31 décembre 2008, période d'exécution du plan NExT.

Quant aux peines prononcées, le Tribunal rappelle à titre liminaire de manière très didactique :

« Certes, il ne s'agit pas ici de contester l'existence d'éléments de contexte longuement évoqués : une privatisation récente, la dualité des statuts des personnels, l'ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications, le poids de la dette et les évolutions technologiques incessantes. Ces contraintes endogènes et exogènes étaient indiscutables.

… Il ne s'agit pas davantage d'ignorer ou d'écarter les moyens incontestablement mis en œuvre pour aider les agents à effectuer les transformations stratégiques nécessaires à la pérennité de l'entreprise, et dont ils ont réellement bénéficié.

Il ne s'agit pas, enfin, de critiquer les choix stratégiques d'un chef d'entreprise, notamment celui d'une politique de déflation des effectifs dès lors qu'elle demeure respectueuse du cadre légal et fixe un objectif accessible sans recourir à des abus.

Il s'agit seulement de rappeler aux prévenus que les moyens choisis pour atteindre l'objectif fixé des 22 000 départs en trois ans étaient interdits ; qu'il faut concilier le temps et les exigences de la transformation de l'entreprise avec le rythme de l'adaptation des agents qui assurent le succès de cette transformation.

Les prévenus ont paru surpris, voire attristés, par les répercussions, les conséquences humaines de la politique qu'ils ont décidée ou contribué à mettre en œuvre. Reprenant l'explication avancée par M. LOMBARD d'une « rupture, à un moment donné, dans la chaîne hiérarchique », ils en ont systématiquement reporté la responsabilité sur la hiérarchie intermédiaire ou de proximité qui aurait utilisé, à leur insu, voire en ne respectant pas leurs valeurs qu'ils portaient, des méthodes dévoyées pour parvenir au nombre des 22 000 départs exigé, méthodes qu'ils ignoraient, qu'ils désapprouvent et condamnent. Au cours de l'instruction comme à l'audience, certains prévenus, notamment M. WENES, ont même manifesté un profond sentiment d'incompréhension, voire d'injustice, face au poids des accusations qui les visaient.

Étant rappelé que nulle intention de nuire n'est requise pour caractériser le délit de harcèlement moral, cet « écran », ce bouclier de l'encadrement, derrière lequel les prévenus ont tenté de se protéger, est inopérant comme cela a été démontré.

Car c'est la logique de gestion de flux de main-d'œuvre qu'ils ont conçue et instaurée, grâce aux agissements structurants qu'ils ont choisis, qui a mécaniquement entraîné une pression sur l'encadrement. Celui-ci, étant lui-même menacé de sanctions en cas de résistance contre les missions qui lui étaient assignées ou récompensé financièrement en cas d'objectif atteint, a répercuté cette pression dans l'exercice de son pouvoir de gestion et de surveillance devenu potentiellement arbitraire par une intensification des incitations à la mobilité, par des mutations forcées, par l'inflation des contrôles, créant par là-même un climat anxiogène dans le quotidien de tous les agents.

C'est une particularité de ce délit de harcèlement moral que de transférer, insidieusement, le poids de la responsabilité des actes sur la victime, qui alors culpabilise, se remet en cause et peine à identifier la cause de sa souffrance, surtout si cette cause relève d'une organisation qui la dépasse.

Ce transfert de culpabilité est d'autant plus dramatique que le travail nourrit et structure l'identité professionnelle mais aussi personnelle. L'emprise alors créée phagocyte la réflexion, elle isole la personne : elle provoque des failles telles que des conflits de valeurs, l'insatisfaction du travail bâclé, le doute sur la compétence, ou amplifie d'éventuelles fragilités antérieures.

Dans le cas du harcèlement moral institutionnel au travail, cela se double d'une fragmentation du collectif par l'instauration d'un climat de compétition délétère, par la prolifération de comportements individualistes, par l'exacerbation de la performance. Ils n'en mouraient pas tous mais tous étaient touchés. Si la dégradation peut être vécue à titre individuel, le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif.

Cette réalité a été parfaitement illustrée par les témoignages reçus au cours de l'instruction et à l'audience, récits qui ont également mis en lumière le courage de ceux qui, à l'époque, ont rompu le silence en considérant que la détresse, la souffrance psychologique pouvaient découler de faits de harcèlement moral et pas seulement de fragilités individuelles. Ces témoignages ont, tous, révélé des personnes fières d'appartenir à la société France Télécom, qui cherchent à rester debout et qui se battent pour leur dignité notamment professionnelle, ainsi que des personnes pliées par la douleur d'avoir perdu un être cher dont ils défendent la mémoire avec une énergie désespérée ou une simplicité remplie de pudeur. »

L'on comprend ainsi que le Tribunal ait prononcé les peines maximales applicables pour les 3 dirigeants coupables de harcèlement moral : 1 an de prison (dont 4 mois incompressibles) et 15000 euros d'amende, 75 000 euros d'amende pour la société Orange venant aux droits de France Telecom, quatre mois d'emprisonnement intégralement assorti du sursis, et une peine d'amende de 5 000 euros au titre de la complicité de harcèlement moral pour 4 Directeurs.

Enfin, les prévenus ont été condamnés solidairement à verser aux parties civiles une somme dont le total dépassera les 5 000 000 d'euros…

RAPPEL sur les fonctions des prévenus déclarés coupables et complices :

Coupables de harcèlement

M. LOMBARD : Président de la société FRANCE TELECOM SA devenue ORANGE SA

M. WENES : Président de la société ORANGE FRANCE et directeur exécutif délégué et directeur des opérations France au sein de FRANCE TELECOM SA devenue ORANGE SA

M. BERBEROT : Directeur des ressources humaines de FRANCE TELECOM SA devenue ORANGE SA

Complices de harcèlement

Nathalie BOULANGER-DEPOMMIER : Directrice des actions territoriales d'Opérations France au sein du groupe FRANCE TELECOM

Jacques MOULIN : Directeur Territorial Est, Directeur des Ressources Humaines France puis Directeur des actions territoriales d'OPERATIONS FRANCE au sein du groupe FRANCE TELECOM

Guy-Patrick CHEROUVRIER : Directeur des Ressources Humaines France au sein du groupe FRANCE TELECOM

Brigitte BRAVIN-DUMONT : Directrice du programme Act, Directrice du management, des compétences et de l'emploi, Directrice du développement et des opérations Ressources Humaines, Directrice des Ressources Humaines France puis Directrice adjointe des Ressources Humaines Groupe au sein du groupe FRANCE TELECOM

Pour en savoir plus, explications de texte approfondies sur le site de Technologia, expert agréé CHSCT et intervenant auprès des CSE, reconnu dans le domaine de l'analyse et de la prévention des RPS (10 interventions au sein de France Telecom, cité 43 fois dans la décision de justice), et dont le Directeur Général a été auditionné par le Tribunal dans le procés France Telecom : analyse du jugement du Tribunal correctionnel de Paris condamnant France Telecom et ses dirigeants pour harcèlement moral institutionnel.

RAPPEL sur les attributions du CSE en matière de harcèlement moral :

1.En vertu de l'article L.2312-9 du Code du travail, le CSE peut susciter toute initiative qu'il estime utile et proposer notamment des actions de prévention du harcèlement moral. Le refus de l'employeur est motivé.

2.L'article L.2312-59 du Code du travail octroie à chaque membre du CSE un droit d'alerte pour toute atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale pouvant notamment résulter de faits de harcèlement moral, la saisine de l'employeur obligeant ce dernier à diligenter une enquête conjointe pour établir la réalité des faits et si ces derniers sont avérés les moyens de la faire cesser.

3.Dans les entreprises d'au moins 50 salariés, lorsque le CSE constate un risque grave, identifié et actuel dans l'entreprise dans l'entreprise, tels des faits de harcèlement moral, il peut faire appel à un expert agréé ou habilité en qualité du travail et de l'emploi, pris en charge à 100% par l'entreprise, au titre de l'article L.2315-94 du Code du travail.

4.Enfin, les représentants du personnel peuvent proposer au salarié de recourir à une procédure de médiation, facultative en cas de harcèlement moral, conformément au premier alinéa de l'article L.1152-6 alinéa 1 du Code du travail.