Pour relancer l'attractivité de l'entreprise, les innombrables mécanismes mis en place pour faire revenir les salariés ne suffiront pas, selon Elsa Godart. Le chantier est bien plus complexe : il faut réveiller la libido des boîtes, c'est-à-dire leur pulsion de vie. Dans cette tribune pour Usbek & Rica, la philosophe, psychanalyste, conférencière et auteur décline trois axes prioritaires pour y parvenir.

2,7 %, c'est le taux de démission de salariés en CDI entre fin 2021 et début 2022. Publié fin août par le ministère du travail, ce chiffre révèle donc que 470 000 personnes ont quitté leur poste dans cette période. Un taux record depuis la crise financière de 2008. Cette ferveur a également été observée un an plus tôt aux États-Unis : en 2021 plus de 40 millions de démissions ont été recensées. À ce stade, ce n'est plus un phénomène, c'est un mouvement : on assiste à une nouvelle idéologie dans notre rapport au travail. L'émergence de termes tels que Big Quit (la grande démission) ou Great Resignation (la grande résignation) en sont le symptôme manifeste. L'entreprise n'est plus attractive ; travailler pour gagner de l'argent ne suffit pas (selon une étudedu site Zety « 95 % de jeunes veulent un travail dont l'objectif « ne se limite pas à gagner de l'argent » et la moitié d'entre eux souhaitent « qu'il rende le monde meilleur ») ; travailler pour faire carrière n'a plus de sens à l'heure de l'instantanéisme et du changement permanent. Dès lors, pourquoi continuer à se lever le matin quand on peut faire autrement ?

La grande démission n'est pas simplement l'effet d'un caprice ou d'une envie passagère, c'est l'expression d'un véritable changement de valeurs de notre société dont l'entreprise est la première victime.

Quelles sont les causes de cette grande démission ?

Tout d'abord, de la société post-moderne à la cybermodernité, le crédo – bien connu dans les années 70 – est de « jouir sans entrave ». La quête de bonheur, celle de réalisation de soi et développement personnel ou de jouissances a fait de du plaisir le moteur principal de nos actions. C'est le sacre de l'homo ludens. On veut de l'excitation à tous les étages : des salles de jeux et de repos dans les open space de la Silicon valley ; des séminaires ludiques pour « s'éclater » en équipe ; du bien-être et des hapiness officer partout qui s'assurent qu'un salarié heureux est un salarié productif. Pour autant, la culture du loisir qui fleurit dans les années 60 avec l'ère du consumérisme et de l'individualisme de masse revendique son droit à la défonce (même au boulot), à l'éclat, au shoot d'intensité quotidien. Dans un tel contexte, les notions de contrainte, de sacrifice, de soumission ou de hiérarchie (on a abandonné l'idée d'un management pyramidal) ne tiennent plus. On revendique la paresse comme un droit (cf. Le Droit à la paresse, de Claude Lafargue), on promeut la sieste sur le temps de travail, études à l'appui.

« Non seulement les salariés ont appris qu'ils pouvaient travailler sans bouger de leur lit, mais en plus cette paresse a été légitimée par la société tout entière »

Ensuite, la crise du Covid a considérablement changé notre manière de travailler : le monde entier s'est mis au full Remote – au télétravail à plein temps. Non seulement les salariés ont appris qu'ils pouvaient travailler sans bouger de leur lit, mais en plus cette paresse (on n'oublie pas que parfois, on ne prenait même pas la peine de s'habiller pour un zoom) a été légitimée par la société tout entière. Ne plus faire d'effort pour aller bosser et bosser comme on veut et où on veut, est devenu possible. Est né le culte du Wokation ou des tracances – contraction des mots « travail » et « vacances » – où littéralement on travaille depuis un lieu de vacances. Équilibrer vie professionnelle et vie personnelle est devenu un enjeu majeur et ne plus perdre deux heures par jour dans les transports pour gagner son pain, une évidence.

« Désormais, le sacrifice se tourne du côté du lien à l'autre dans la sphère privée et plus du tout pour faire croître sa seule carrière »

Désormais, le sacrifice se tourne du côté du lien à l'autre dans la sphère privée et plus du tout pour faire croître sa seule carrière et augmenter le bénéfice de l'entreprise. Nous avons compris dans notre chair, et parce qu'on aurait pu les perdre, qu'il nous fallait passer du temps avec nos proches. C'est un changement de valeurs radical dans notre société contemporaine.

Les conséquences immédiates de cette quête du plaisir sans relâche, de la crise sanitaire avec l'avènement du télétravail et d'un retour à l'essentiel dans le cercle privé justifient cette grande démission, ce désintérêt profond pour le travail.

Dès lors, quelle sont les stratégies adoptées par les entreprises pour dynamiser l'attractivité ? Dans la période qui a suivi le déconfinement, les entreprises ont lancé une vaste opération de séduction pour faire revenir les salariés à leur bureau : on a évoqué la nécessité de créer des liens entre les collaborateurs avec des team buildings en présentiel pour faire face à l'isolement inspiré par le télétravail ; les entreprises ont proposé de payer les frais de transport ou encore d'être plus attentifs aux inquiétudes des salariés avec soutien psychologique offert jusqu'à les impliquer davantage dans le processus de décision. Pour « redonner envie » on déplace les meubles et on crée des espaces plus accueillants, plus chaleureux (un peu comme à la maison ?).

Bluelina, une entreprise cotée en bourse est allée jusqu'à engager un majordome (!) – donc un spécialiste de l'hôtellerie pour « cajoler » les salariés. Poudre aux yeux ou acte désespérés ? Mais, force est d'admettre que végétaliser l'espace, organiser d'innombrables séminaires et autres petites sauteries entre collègues pour « recréer du lien » ne parviennent pas à endiguer la désaffection que rencontre l'entreprise. La séduction s'essouffle, l'attractivité se meurt. Sans surprise. Alors d'autres stratégies au cynisme à peine déguisé ont fleuri. Et face au quiet quitting (démission silencieuse) a émergé le quiet firing (licenciement silencieux), mécanisme pervers qui vise à pousser le salarié à bout pour qu'il parte volontairement. Alors comment relancer l'attractivité dans un tel climat d'auto-destruction de l'entreprise ?

Pourquoi ça ne peut pas marcher ?

Le manque d'attractivité dont souffre l'entreprise ne s'explique pas par un mauvais storytelling ou un simple bad management, mais par une perte de libido. On assiste à un profond problème de libido entrepreneuriale (corporatum libido). Pour relancer l'attractivité de l'entreprise, il faut réveiller sa libido, c'est-à-dire sa pulsion de vie. L'erreur de la stratégie de séduction opérée est qu'elle s'adresse au plaisir, alors que l'entreprise devrait travailler sur le désir de ses collaborateurs. Le plaisir ne dure pas et un plaisir satisfait, laisse place à un autre… c'est sans fin, sans effet. Quant au désir c'est—tout-à-fait autre chose. Le désir ce n'est pas les désirs. Quand on parle du « désir » au singulier, on évoque une raison d'être, cet élan vital qui nous fait nous lever le matin, ce vouloir-vivre qui nous pousse à créer sans compter les heures. Le désir, comme élan vital, comme pulsion de vie, nous amène à œuvrer non par devoir, non par plaisir, non par nécessité, mais par l'amour de l'œuvre. Ne plus travailler, ne plus aller au travail, ne plus se plier aux contraintes, ne plus chercher du sens, mais œuvrer. C'est-à-dire construire, bâtir une œuvre. Or l'œuvre n'existe que si elle est vue, en ce sens, l'idée d'œuvre implique celle de collectif. Elle est « lien » à elle seule. De plus, elle est portée par le désir, elle est l'expression même du désir. Et vous, dirigeant de votre entreprise, où en est votre libido entrepreneuriale ? Portez-vous fièrement le désir de l'œuvre ?

Trois axes pour redresser la libido de l'entreprise

L'entreprise ne pourra réellement être attractive qu'à la condition de génèrer de l'attraction. Pour cela, il faut redynamiser le désir. Entre les collaborateurs et l'entreprise, c'est un peu comme un vieux couple, qui à force de se côtoyer ne se regarde plus ; qui à force d'habitude de vie en commun, ne se parle plus, qui à force de gestes répétés n'est plus capable ni de surprise ni d'attrait. Pour redresser sa libido entrepreneuriale, l'entreprise doit générer des oeuvriers (cf. le très beau Manifeste des oeuvriers de Roland Gori, Charles Silvestre et Bernard Lubat) et susciter un nouvel élan du désir avec la création d'une œuvre nouvelle :

  1. Redéfinir collectivement la stratégie d'entreprise autour de l'oeuvre d'entreprise (la RSE ne suffit pas) :
  2. Impliquer les collaborateurs dans le façonnement de l'œuvre. Il s'agit ici de « construire » au lieu de « produire » ; de « créer » au lieu de « fabriquer ».
  3. Accepter de rendre leur liberté aux oeuvriers : on ne peut créer une œuvre que lorsqu'on est libre ; le désir est pure liberté. Cela implique de rendre les collaborateurs responsables de leur temps et de leur espace, d'accepter que le travail se transforme, que l'on puisse travailler autrement. Autrement ne veut pas dire plus mal. Faire confiance en la capacité des oeuvriers à finir leur œuvre, car elle est portée par un fervent désir, une libido solide et puissante. Aristophane ne disait-il pas que c'est à l'œuvre qu'on reconnait l'ouvrier ? Laissons-leur, à leur manière, accomplir le sain ouvrage.

Ainsi, une libido active est la condition pour une homéostatie, ce processus de stabilisation et de régulation des organismes (vivants). Ce n'est donc qu'en réveillant la libido entrepreneuriale (corporatum libido) que l'entreprise retrouvera sa force vive, sa puissance d'être, sa pleine attractivité. Et tout le reste en découlera. Osons réveiller la libido de l'entreprise !

Source : @Usbek Et Rica