Désengagement silencieux, quiet quitting, job-outing, antiworks…. Tous ces mouvements qui remettent en cause la place du travail dans nos vies ont une explication culturelle et historique. Dans son dernier ouvrage, le sociologue Philippe D'Iribarne explore les origines sociales et culturelles du sentiment de déclassement qu'éprouve notre société de statuts.

Pourquoi lire « Le grand déclassement » de Philippe d'Iribarne ?

LIVRE 2022 – Et si un sentiment de « grand déclassement » expliquait le "désengagement silencieux", le "grand turnover" ou autres "job-out", signes d'une remise en question de la place du travail dans nos vies ? Dans son dernier ouvrage, le chercheur Philippe d'Iribarne propose une explication historique et culturelle à ce grand chambardement. Voici cinq grandes idées que nous vous proposons de découvrir à la lecture de son ouvrage. 

Le pitch du livre

1/ L'obsession du rang

2/ Des rapports managers/managés spécifiquement français

3/ Une mondialisation mal vécue

4/ Des déclassés y compris parmi des métiers « nobles »

5/ Des remèdes à cette mélancolie

L'économiste-anthropologue-sociologue Philippe d'Iribarne s'est donné pour but, dans son ouvrage « Le grand déclassement », paru en octobre 2022, de comprendre pourquoi les Français éprouvent un malaise face au travail. « Pourquoi les Français n'aiment plus leur travail », comme le signale le bandeau de l'ouvrage.

Il explique ce phénomène par une perte de sens collective face au travail, un déficit de reconnaissance de la part des managers qui s'accompagne d'une montée des risques psychosociaux (lire ici notre article Santé mentale : pourquoi les managers ne vont pas bien).

Pour d'Iribarne, ce mal français s'explique à la fois par la mondialisation du management et par le vieux fond aristocratique français qui impose aux populations un classement social, un rang à tenir, basé sur la « qualité » de son travail. La place déclinante de la France dans le concert des Nations au niveau collectif, le sentiment de déroger à ses diplômes, un travail vide de sens au niveau individuel entraineraient alors les Français dans un « grand déclassement ».

« Le grand déclassement » de Philippe D'Iribarne, Albin Michel, octobre 2022. 170 pages.

1/ L'obsession du rang

Le multi-casquette d'Iribarne, directeur de recherche au CNRS, ingénieur issu de la noblesse basque, l'éditeur signale au plus vite son diplôme acquis à l'école polytechnique, sait de quoi il parle quand il évoque la France, société basée sur l'honneur. L'honneur d'être un noble de par sa particule ou par son cursus initial. L'auteur débute donc par un portrait sociétal d'une France où s'entrechoque une position aristocratique, attentive au rang, « à tout ce qui sépare le noble du commun », à une population – certains les appellent les Français d'en bas – qui récuse « toute différence de noblesse entre ceux qui occupent des positions différentes dans la société ».

Le rang ainsi, obtenu a une telle portée que, s'il est brillant, on le trouve mentionné dans les faire-part de décès.

"Le grand déclassement", Philippe d'iribarne (page 58)

Chacun se positionne donc dans une « caste » où, comme l'écrit d'Iribarne à la façon Ancien Régime, « ce n'est pas aux parents de dire aux maitres ce qu'ils doivent faire en classe. Pas plus qu'aux politiques de passage, aux chefs d'entreprise, à l'imam, l'évêque ou au sénateur du coin. En dernier ressort le maître ne se doit qu'à la logique interne de sa discipline ».

Pour d'Iribarne, cette pensée de l'Ancien Régime n'a été que peu combattue par la révolution française : de fait, écrit-il, « la société de rang s'est mêlée intimement à la France issue des Lumières. Le rejet de l'ancien régime n'a pas conduit à rejeter les valeurs d'honneur et de noblesse ».

Cela éclaire le malheur des métiers considérés par notre société comme « sans noblesse » : aides-soignantes, agents de service relégués aux rôles de « bonnes à tout faire ». Ou ceux des « bullshits jobs » : communicants, consultants et autres analystes stratégiques. Ne seraient-ils pas « les équivalents des domestiques, montreurs d'ours (…) rendant de menus services aux châtelains », s'interroge notre Polytechnicien. Bref, en France, il faut être quelqu'un qui dispose d'un statut pour être quelqu'un.

2/ Des rapports managers/managés spécifiquement français

Pour d'iribarne, dans ce monde spécifique du travail à la française, appartenir à un statut est essentiel.

C'est moins le cas aux USA où les rapports managers-managés sont inspirés par le modèle contractuel entre un fournisseur indépendant – le salarié – et son client – le supérieur, avec une entreprise vue comme une communauté morale dirigée par un chef ayant la charge de « conduire ses membres sur la voie du bien ». Dans ce type de société, le serviteur est alors égal au maitre et c'est l'accord momentané et libre de leurs volontés qui régit ce contrat. Ce n'est pas le cas en France.

De même en Allemagne, « la liberté de l'Allemand est discipline voulue, avancement et développement du moi propre dans un tout et pour un tout ». Même chose aux Pays-Bas où le but d'une réunion est moins d'échanger des idées que d'élaborer des actions « et une vision de comment aller de l'avant ».

Or, ce sont ces modes managériales, non françaises, qui dominent aujourd'hui notre monde…

3/ Une mondialisation mal vécue

Depuis près d'un demi-siècle, la mondialisation à marche forcée met en avant les « intérêts des consommateurs et les bienfaits d'une concurrence » mondialisée, selon d'Iribarne. Or, ces effets n'étant pas pris en compte sur les salariés sont « particulièrement néfastes dans le contexte français » avec un marché vu comme un juge de paix séparant les forts, les diplômés des autres qui devront disparaitre.

Cette mondialisation vient abolir la fidélité des clients et déstabiliser le monde du travail français dont « l'accès à un travail honorable est un enjeu essentiel ».

4/ Des déclassés y compris parmi des métiers « nobles »

D'Iribarne pointe une société française avec « un hiatus croissant entre noblesse scolaire et niveau de poste occupé ». Or, en France, « la possession d'un titre scolaire, à l'instar des titres de noblesse dans l'ancienne France, confère un certain niveau de grandeur, ce qui en fait un enjeu considérable ».

Dans le compromis à la française, « tous – c'est la dimension égalitaire - ont droit d'accéder au sommet. Mais tous (c'est la dimension aristocratique) ne sont pas considérés comme ayant les mêmes capacités ». La démocratisation de l'enseignement, comme le signale le plan Langevin-Wallon de 1947, doit mettre « chacun à la place qui lui assignent ses aptitudes, pour le plus grand bien de tous ». Dans ces tensions troublant la société française, « l'un souffre, l'autre pas », comme le signale l'un des chapitres de l'ouvrage.

Ceux qui souffrent sont déjà connus : les gilets jaunes ont ainsi défrayé la chronique. Mais d'Iribarne ajoute des catégories de métiers auxquelles on ne pense pas spontanément comme déclassées : les médecins hospitaliers soumis à une emprise bureaucratique, les journalistes menacés dans leur identité, les pompiers devenant prestataire de service… On pourrait rajouter les ingénieurs soumis à un reporting harassant, les enseignants déconsidérés et/ou sous-payés… A côté d'eux, on trouve les créateurs richissimes de licornes.

Plusieurs groupes cohabitent dans la société française :

- Les uns, plutôt diplômés et dotés d'un emploi stable, trouvent leur poste intéressant

- D'autres plutôt peu diplômés et souvent ouvriers acceptent sans s'en plaindre une situation professionnelle modeste

- Dans un 3e groupe, on trouve le travail inintéressant, non conforme à ses qualifications, ennuyeux…

- Et le 4e se plaint de ses conditions de travail avec l'impression de se sentir pris au piège, un sentiment d'honneur blessé, sentiment particulièrement vif chez les séniors.

5/ Des remèdes à cette mélancolie

D'Iribarne conclut par une (petite) série de remèdes pour soigner ce sentiment de déchéance et de perte du sens du travail. Il récuse un management participatif à l'allemande tout comme les chimères des entreprises libérées remplies de « chief happiness officer »… Cela ne convient pas aux Français.

Il propose ensuite quelques solutions. Il promeut ainsi l'entreprise agile qui conduit à alléger le poids de la bureaucratie et du contrôle pour laisser une plus grande marge de manœuvre à ceux qui sont prêts de l'action.

Il prône aussi le télétravail avec des Français retrouvant de « l'autonomie, du temps et des liens familiaux ».

Et de conclure : « Les entreprises qui, prenant de la distance par rapport à l'envahissement des procédures, des contrôles, du reporting, sont prêtes à accorder plus de confiance aux acteurs de terrain, et d'engager un management cohérent avec cette confiance, peuvent s'attendre à en tirer de grands fruits ».


Source : Cadreemploi.fr