Définir qui crée vraiment de la valeur en économie pour changer de logique

Saturne dévorant un de ses fils, peinture de Francisco de Goya, 1823

Dans son ouvrage The Value Of Everything, paru récemment, Mariana Mazzucato s'interroge sur la différence entre l'extraction et la création de valeur dans l'économie contemporaine et sur les conséquences négatives de la notion dominante de la valeur. Un livre important qui invite à remettre en cause le discours du gouvernement français, notamment.

« Ceux qui racontent les histoires gouvernent le monde » (« storytellers rule the world »). Dans la préface de son dernier ouvrage, The Value Of Everything : Making and Taking in the Global Economy (éditions Allen Lane), paru à Londres au printemps, l'économiste Mariana Mazzucato rappelle cette leçon donnée jadis par Platon et l'applique à l'économie contemporaine. Et dans cette économie gangrénée par des inégalités qui se creusent, par une croissance qui se traîne et par des gouvernements qui se déchirent à coup de compétition fiscale, quelle histoire nous raconte-t-on ?

Celle d'un ordre économique qui peut paraître à première vue injuste et déséquilibré, qui n'est que le reflet des efforts et de la capacité des uns et des autres. Il est intrinsèquement juste parce qu'il reflète la valeur réelle des choses. Ceux qui créent beaucoup de valeur gagnent beaucoup, mais c'est cette valeur qu'ils créent qui est la seule source du bonheur de tous. Le monde actuel, parce qu'il est injuste, est le meilleur des mondes possibles, pour reprendre le terme de Leibniz.

Les Français de 2018 connaissent fort bien ce discours. Ils l'entendent chaque jour dans la bouche de leur président, de leur premier ministre, de leurs ministres. C'est le discours qui glorifie l'entrepreneur, le banquier, le « premier de cordée ». C'est le discours qui peste contre la « réussite que l'on n'accepte pas en France ». C'est le discours qui appelle à la « libération des énergies », celles qui permettront de créer de la richesse, donc de la valeur.

The value of everything © DR

Mais, comme se le demande Mariana Mazzucato, « qu'en est-il si ces descriptions ne sont à la fin que des contes ? Des histoires créées pour justifier les inégalités de richesse et de revenu, pour récompenser le petit nombre qui sont capables de convaincre les gouvernements et la société qu'ils méritent des récompenses importantes tandis que les autres doivent se contenter du reste ? ». Les gagnants du jeu économique mondial sont aujourd'hui considérés comme des « créateurs de valeur ». Mais est-ce bien le cas ? Les géants technologiques, les grandes banques, les acteurs de la finance, les laboratoires pharmaceutiques gigantesques créent-ils tous et toujours de la valeur ?

L'économiste de l'University College de Londres part de ce doute pour mener une enquête minutieuse qui va lui permettre de déconstruire les évidences répétées à longueur d'ondes et de pages. Elle y est accoutumée : son ouvrage précédent, The Entrepreneurial State (éditions Anthem Press, 2013), largement ignoré dans le débat français et toujours pas traduit, combattait déjà le mythe de l'État incapable de créer de la valeur. The Value of Everything en est, en quelque sorte, la suite logique où l'on s'interroge plus largement sur la notion de valeur en économie.

Histoire de la valeur en économie

L'enquête débute par un détour dans l'histoire de la pensée économique. Des physiocrates à Karl Marx, la notion de valeur a beaucoup évolué, suivant du reste largement l'évolution de l'économie elle-même. Quesnay ne voyait la valeur que dans l'agriculture, Smith y a ajouté l'industrie et Marx a systématisé la notion de la valeur à la production de plus-value permettant la circulation du capital. Mais tous ces auteurs « classiques » avaient en commun l'idée que la valeur était issue de la production, du « faire ». Ils traçaient tous, explique l'auteur, au-delà même de leurs visions différentes, une « frontière » entre la création de valeur productive et la « rente » improductive, entre le « faire »et le « prendre ». La source de la valeur était dans le travail.

Mais la pensée néoclassique va venir balayer cette vision. Avec notamment Léon Walras et Alfred Marshall, la valeur est désormais déterminée non plus par le mode de production, mais par l'« utilité marginale » du produit, autrement dit par l'intérêt – subjectif – de son utilisateur. Plus un produit jugé utile est rare, plus il aura de la valeur. À chaque unité fournie, son utilité marginale (celle qui naît de cet ajout) décroît et sa valeur décroît. Dès lors, son prix décroît également et le prix n'est rien d'autre que le reflet exact de la valeur du produit. C'est alors le marché, où se placent face à face les désirs des acteurs, qui détermine la valeur. Si ce marché est parfaitement libre, on parvient à un équilibre, le fameux « optimum de Pareto » où chacun, producteur et consommateur, capital et travail, est récompensé à son juste prix.

Dès lors, souligne Mariana Mazzucato, « ce que vous valez est ce que vous obtenez ». La frontière n'est plus entre la production et la rente, mais entre ce qui est déterminé par un prix du marché et ce qui ne l'est pas. « On ne peut désormais plus dire avec certitude qui crée de la valeur et qui extrait de la valeur et donc comment les revenus de la production peuvent être distribués », conclut l'économiste. Le mode de production n'importe donc plus, ce qui compte c'est ce que dit le marché, oracle infaillible. « Les revenus reflètent par définition la productivité (…), il n'y a plus de place pour la rente, au sens où des gens peuvent obtenir quelque chose à partir de rien », explique-t-elle. Les notions de « faire » et de « prendre » ne sont plus pertinentes, elles se confondent. Seul compte désormais le prix.

C'est évidemment cette vision qui va s'imposer dans la dernière partie du XXe siècle et qui domine désormais l'approche de l'économie, au point, note-t-elle, que « la plupart des étudiants en économie ne savent même plus » qu'il y a pu avoir un débat sur la valeur entre classiques et néoclassiques. L'auteur montre ainsi comment la comptabilité nationale, loin d'être neutre, n'est que le reflet de cette Weltanschauung, ce qui « conduit à attribuer de la productivité à tout ce qui récupère de grands revenus ». La disparition de la notion de rente, ou plutôt sa réduction à ce qui est hors du marché, a de lourdes conséquences sur l'organisation économique.

Les conséquences de la vision néoclassique

La première est la glorification de la finance. Longtemps, le secteur financier a été conçu comme un simple intermédiaire qui ne produisait pas de valeur. À ce titre, il était exclu des premières comptabilités nationales jusque dans les années 1970. Pour Mariana Mazzucato, il est effectivement « difficile de voir dans le secteur financier autre chose qu'un rentier, un extracteur de valeur ». Mais le triomphe de la théorie marginaliste de la valeur a conduit à considérer que la finance créait de la valeur, ce qui, à son tour, a mené à une dérégulation frénétique du secteur puis à une financiarisation du reste de l'économie. Dès lors que la finance produit de la valeur, ce sont non seulement les banques, mais aussi les marchés qui prennent de l'importance dans l'économie. Toutes les méthodes du « capitalisme casino » sont justifiées, les produits dérivés les plus complexes, la titrisation de tout ce qui est imaginable, les distributions généreuses de crédit entre sociétés financières.

The entrepreneurial state © DR

Tout cela créant du profit, donc, dans la vision marginaliste, de la valeur, une pression est exercée sur le reste de l'économie qui adopte les mêmes codes et les mêmes méthodes : rachats d'action, distribution généreuses de dividendes, court-termisme, investissement improductif… Progressivement monte la figure de « l'entrepreneur improductif », terme repris de l'économiste étasunien William Baumol. Partout, l'extraction de valeur, le « prendre » devient la norme sous le couvert d'une pseudo « création de valeur ». Mariana Mazzucato n'est pas naïve, elle reconnaît que, dans le capitalisme, « de la rente est nécessaire », qu'il y a « un prix inévitable pour maintenir la circulation du capital », mais, ajoute-t-elle, « l'ampleur du secteur financier et de la financiarisation en général a augmenté l'extraction de valeur au point où deux questions critiques doivent être posées : "où la valeur est-elle créée, extraite et même détruite ?" »

Cette question ne se pose nulle part avec autant d'acuité que dans le domaine de l'innovation, dans ce secteur des « start-up » mis en avant par Emmanuel Macron comme un modèle économique pour le pays tout entier (la fameuse « start-up nation »). C'est un des plus grands intérêts de cet ouvrage qui n'en manque pas : la destruction du mythe de l'entrepreneur technologique créateur de valeur. « La forme la plus moderne de recherche de rente dans l'économie du savoir au XXIesiècle est la façon dont les risques de l'innovation sont socialisés et que les gains sont privatisés », explique Mariana Mazzucato.

Fidèle à la thèse développée dans son ouvrage précédent, elle explique en détail que l'innovation n'est pas que le fruit de l'imagination ou du génie des fondateurs des grands groupes technologiques. Elle est le fruit des innovations passées, du soutien de l'État et de l'intelligence collective. Mais le produit de cette innovation a été capturé au nom de la « valeur » (et donc du profit) par un petit nombre, fondateurs ou financiers, qui s'appuient notamment sur le droit des brevets et les instruments financiers. Dès lors, l'économie de l'innovation devient un instrument d'extraction de valeur qui, comme la finance, participe au creusement des inégalités et à l'appauvrissement relatif des États qui doivent « réformer », c'est-à-dire détruire leurs instruments de redistribution. In fine, les États qui ont contribué fortement à la naissance de ces innovations en deviennent les victimes.

En explorant les origines du storytelling économique actuel, Mariana Mazzucato en a trouvé les racines dans sa conception de la valeur. Aussi estime-t-elle que pour faire évoluer le système économique, il faut d'abord apporter des réponses à la question de la valeur et de la distinction entre le « faire » et le « prendre ». Les mesures ponctuelles, comme l'imposition des hauts revenus ou du capital, ne sont que des traitements de « symptômes de la finance excessive ». Il faut « traiter les causes qui résident profondément dans un système d'extraction de la valeur qui a pris de l'ampleur depuis environ quarante ans ».

Créer une « économie de l'espoir »

Mariana Mazzucato ouvre la voie à une réflexion indispensable pour ceux qui refusent la pensée orthodoxe et les « compensations » que peuvent proposer certains gouvernements pleins d'une bonne volonté affichée mais sans consistance. C'est un chantier dont les gauches politiques ne pourront pas faire l'économie, sauf à demeurer dans une nostalgie souvent stérile du fordisme d'antan.

Et c'est là aussi où l'auteur est utile, parce qu'elle ouvre la voie à un État qui crée de la valeur et qui impose un juste partage de la valeur en fonction de son origine. Sa conclusion défend la création d'une « économie de l'espoir » où les citoyens sont la valeur créée par l'économie, distribuée en fonction des objectifs du bien commun, ce que l'auteur appelle des « missions ». Repenser la valeur en économie, c'est aussi redonner de la vigueur à la vie démocratique pour en finir avec le storytelling néoclassique. Bref, avant de penser à des mesures précises, la gauche serait bien avisée de définir où se situent la création et l'extraction de valeur.


Le lecteur français trouvera dans la lecture de ce livre des sujets infinis de réflexion qui viendront se heurter au discours lénifiant du pouvoir sur la prétendue juste récompense de ceux qui créent de la richesse. L'actuel gouvernement français s'est donné pour tâche de faire accepter à la société hexagonale les codes exigés par la théorie néoclassique de la valeur. Dans son entretien avec Forbes paru le 1er mai, Emmanuel Macron en a adopté tous les codes et toutes les contraintes : l'utilisation de l'arme fiscale pour attirer les investisseurs et soutenir les innovations privées, la liberté totale laissée à la logique de l'extraction de valeur par la fin de l'exit tax, la fascination pour la finance. Son opposition devra donc s'inspirer des travaux de Mariana Mazzucato, sauf à tomber dans des oppositions de façade recyclant in fine les mêmes méthodes, comme en Italie par exemple. D'ores et déjà, la traduction française de cet ouvrage (et du précédent) devient une urgence.


Mariana Mazzucato. © https://marianamazzucato.com/


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