« Les cadres se retrouvent confrontés aux mêmes difficultés que le reste du salariat » !

Pour Gaëtan Flocco, enseignant-chercheur en sociologie au Centre Pierre-Naville, les cadres participent, « parfois avec un enthousiasme étonnant, à leur propre exploitation ».

Inscrit au croisement de la sociologie du travail, des professions et de la stratification sociale, l'ouvrage de Gaëtan Flocco étudie le rapport des individus à l'autorité hiérarchique dans la sphère professionnelle. Pour mener à bien son analyse, l'auteur s'est focalisé sur une population spécifique de salariés : celle des cadres d'entreprise. Durant les années 2000, Gaëtan Flocco a en effet réalisé des entretiens réguliers avec une cinquantaine de cadres travaillant au sein de quatre grandes entreprises privées ou semi privées appartenant à des secteurs d'activité différents : transformation pétrolière, télécommunications, aérospatiale et industrie nucléaire.


Structuré autour de l'objectif consistant à dévoiler et à analyser les ressorts et les logiques sociales du consentement des cadres aux impératifs professionnels qui leur sont fixés, l'ouvrage de Flocco se divise en cinq chapitres. Les deux premiers présentent « les réalités objectives du travail des cadres dans l'entreprise néocapitaliste » (p. 21). Les trois chapitres suivants, davantage ancrés dans une perspective compréhensive, investissent quant à eux le champ de l'expérience au travail des cadres ainsi que les significations qu'ils peuvent conférer à leur activité professionnelle. L'hypothèse théorique qui guide le sociologue dans ses investigations consiste à considérer que les cadres peuvent être appréhendés comme des « dominés » au sein de l'entreprise, du fait non seulement de multiples contraintes objectives qu'ils rencontrent dans le cadre de leur activité, mais aussi de leur consentement à la domination qu'ils subissent.


Cette hypothèse s'avère particulièrement heuristique. En effet, elle amène l'auteur à rompre avec deux préjugés doxiques relatifs au rapport des individus à une autorité hiérarchique. Le premier est l'idée préconçue selon laquelle les cadres se soumettent à l'autorité « parce qu'ils n'ont pas le choix » (p. 151) ; Gaétan Flocco fait valoir que leur consentement ne relève pas exclusivement de l'exercice d'autorités qui, par le pouvoir coercitif dont elles disposeraient, parviendraient à les rendre totalement soumis. Le second préjugé que dément cet ouvrage est l'opinion commune selon laquelle les cadres se soumettent à l'autorité « parce qu'ils le veulent bien » (p. 151), le sociologue montre que ce consentement ne s'opère pas sur le mode d'une simple adhésion aux injonctions professionnelles que les cadres subissent.


D'après Gaëtan Flocco, bien qu'on ne puisse imputer l'obéissance professionnelle des cadres aux seules contraintes objectives auxquelles ils sont confrontés, celles-ci n'en restent pas moins centrales pour comprendre le phénomène (chapitre 2). Ainsi, les transformations économiques récentes ayant donné naissance aux « entreprises néocapitalistes » – et avec elles à de nouvelles idéologies et pratiques managériales – ont assez largement contribué au renouvellement des formes de domination s'exerçant sur les cadres dans leur activité professionnelle. Les entreprises seraient désormais le lieu d'un « pouvoir invisible » (p. 39) « s'exerçant de façon moins directe et plus diffuse » (p. 42). La pression et les contraintes pesant sur les cadres se seraient progressivement déplacées et seraient aujourd'hui principalement le fait de « vecteurs de contraintes » (p. 49) diversifiés, qu'ils soient extérieurs à l'organisation productive (comme les injonctions des clients) ou non (par exemple, des modalités d'organisation du travail telles que le recours à l'informatique et aux TIC, l'organisation « par projets » ou encore le travail par « objectifs »).


Dans ce contexte, si certains cadres peuvent se montrer particulièrement critiques à l'égard du fonctionnement micro et macro-économique, et si la critique prend, selon les individus, des formes variées (désaccord, contestation, désobéissance), elle se trouve rapidement neutralisée. Cela tiendrait non seulement au poids des sentiments ressentis par les cadres mais aussi à la force de certaines représentations sociales, particulièrement aptes à désamorcer les critiques du système qui pourraient voir le jour 2 (chapitre 3). Ce faisant, la plupart des cadres en viendraient à accepter de jouer le jeu de leur propre domination. Comme le montre alors Flocco, ce consentement – complexe et ambivalent – à leur condition laborieuse relève d'une construction sociale, fruit d'une socialisation familiale et scolaire (chapitre 4), mais à laquelle participent aussi les principes de l'idéologie managériale diffusés au sein des entreprises (chapitre 5). L'adhésion à cette idéologie managériale et à l'acceptation de la servitude qu'elle implique apparaît plus précisément pour l'auteur comme « le produit de trajectoires sociales » (p. 99) au cours desquelles se forgent un certain nombre de dispositions qui entrent en congruence avec les attitudes et aptitudes requises en entreprise 3. Ces trajectoires amèneraient en effet les cadres à considérer un grand nombre des caractéristiques de leur activité professionnelle comme des « profits symboliques » favorisant leur adhésion à l'autorité de l'entreprise ; profits symboliques dont l'auteur défend d'ailleurs qu'ils sont instrumentalisés par les entreprises et leurs dirigeants pour mieux verrouiller le consentement des cadres aux impératifs professionnels 4.


2 « Insatisfaction attribuée à des causes individuelles, atténuation de son importance et sentiment d (...)

3 Il s'agit par exemple de « la disposition […] à l'obéissance » (p. 19) ou encore de l'« acceptation (...)

4 « les croyances entretenues sur le travail et l'entreprise », « un imaginaire


Au final, l'ouvrage de Gaëtan Flocco s'impose d'un point de vue scientifique comme une contribution originale à l'étude des cadres et de leur rapport au travail. L'intérêt majeur de ce livre est en effet de mettre en évidence l'importance déterminante des représentations sociales dans la soumission de cette population à l'autorité professionnelle. Reprenant à Bourdieu l'idée selon laquelle la croyance dans les règles du jeu est une condition essentielle au caractère opératoire et opérant de la domination, Flocco fait en effet de celle-ci le ressort central de l'assentiment donné par les cadres aux injonctions qui leur sont faites 5 ; il souligne ce faisant le poids des représentations sans lesquelles les réalités objectives du pouvoir et de la domination auraient assurément moins d'effet et de force sur les individus.


5 « […] les cadres croient aux règles du jeu régissant les collectifs de travail. Leur appropriation(...)


Sans que cela ne soit réellement préjudiciable à la qualité de l'argumentation de l'auteur, on pourra tout de même regretter l'absence de données statistiques. Des données constituées à partir d'un panel plus vaste de cadres auraient probablement pu permettre par exemple de mettre en relation les propriétés sociales des cadres avec leur rapport à l'autorité, et d'établir ce faisant une forme de typologie. Recourir à une démarche plus quantitative, sans nécessairement renoncer à la passation d'entretiens, aurait ainsi pu appuyer le fait fort justement mis en évidence très tôt dans l'ouvrage, selon lequel les différences entre les cadres 6 peuvent avoir une influence sur les ressorts et l'intensité de leur consentement à l'autorité.


6 Ces différences sont notamment liées au sexe des individus, à leur âge et à leur statut dans l'entr (...)


Quoi qu'il en soit, le travail de Gaëtan Flocco possède une portée politique 7 qu'on ne peut que louer ici. En effet, considérant que son ouvrage participe à « un travail de déconstruction critique des formes contemporaines de domination symbolique dans l'entreprise » (p. 152), Flocco formule le souhait que cet ouvrage puisse contribuer « à la prise de conscience par les dominés des raisons de leur domination » (p. 152). Par la qualité de son argumentation, la finesse de son analyse et le pouvoir de conviction qui le caractérise, il fait peu de doute que l'auteur soit parvenu à offrir à tous les dominés, cadres ou non, les conditions de possibilité de cette prise de conscience.


7 L'auteur fait valoir explicitement cette dimension dans la conclusion de l'ouvrage


Source :

Gaëtan Flocco, Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude

Article du Monde : Cadre : un statut à redéfinir


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